Imaginez une île, coupée du monde. Une île au large du Devon, que l’on appelle l’Île du Nègre. C’est là qu’Agatha Christie, a choisi de nous enfermer, sans espoir d’évasion.
Notre histoire commence par le voyage. Dans le compartiment d’un train, nous faisons la connaissance du juge Wargrave, récemment retraité et absorbé par les pages du Times. Comme neuf autres inconnus (de la vieille dame puritaine au médecin cynique) il a été invité sur cet îlot par un mystérieux «M. et Mme U.N. Owen». Mais cette invitation n’est qu’un piège, une convocation devant un tribunal privé dont l’unique verdict est la mort.
Dès la première nuit dans cette luxueuse demeure ultra-moderne, l’illusion du luxe s’effondre. Une voix mécanique accuse chacun des dix hôtes d’avoir commis un meurtre par le passé, un crime pour lequel la justice humaine n’a jamais pu les atteindre.
C’est alors que le cauchemar prend forme, guidé par une comptine enfantine affichée dans chaque chambre : « Dix petits nègres s’en allèrent dîner…» À chaque fois qu’un invité est assassiné selon la ritournelle, l’une des dix statuettes disposées sur la cheminée disparaît mystérieusement. L’île devient une cage de verre où la paranoïa est le seul air que l’on respire. Le coupable est l’un d’eux, mais comment l’identifier quand on se sait soi-même coupable ? Les meurtres s’enchaînent avec un rythme implacable.
Chacun se soupçonne, s’accuse, et, l’un après l’autre, ils tombent, jusqu’à ce que l’île ne retienne plus que leur silence. Le mystère semble insoluble. Comment un meurtrier a-t-il pu survivre à l’anéantissement de tous, y compris le sien ? C’est là que le génie d’Agatha Christie frappe. La résolution du crime n’est pas le fait d’un détective, mais d’une confession jetée à la mer dans une bouteille. L’auteur de cette chorégraphie macabre n’était autre que le premier personnage que nous rencontrions : le juge Wargrave.
Son mobile ? Non pas la vengeance ou l’argent, mais l’amour tordu de la justice. Dans son testament posthume, le Juge révèle avoir toujours rêvé d’un meurtre parfait : «une chose grandiose et théâtrale». Il a choisi des coupables impunis pour exécuter un plan d’une certaine complexité, culminant par : la mise en scène de sa propre mort.
Le Juge Wargrave détaille minutieusement comment il a simulé son propre suicide et son meurtre. «À mon lorgnon est fixé ce qui a tout l’air d’un long cordon noir… en réalité, c’est un élastique. […] Ma main, protégée par un mouchoir, pressera sur la détente puis retombera à mon côté.
Le revolver, tiré par l’élastique, ira heurter la poignée de la porte ; sous le choc, il se détachera du cordon et tombera sur le seuil.» Il a scellé son œuvre d’un dernier acte : la balle dans le front, laissant aux enquêteurs le “Signe de Caïn”, la marque de la «culpabilité originelle».